Ici un paysage
On irait du plus petit au plus grand, du particulier au général, on commencerait par un morceau d’asphalte, quelques touffes d’herbe et de chiendent, les fines torsades du liseron, un panneau blanc encadré de rouge planté sur le bas-côté et indiquant « Guéret » ou « Ahun », puis la Fiat 500 déboulerait dans une courbe parfaite, on percevrait le bruit des pneus en intime adhésion avec la route. Peut-être alors passer à l’intérieur de l’habitacle ? Non, pas encore, pas tout de suite, d’abord quelques plans de la voiture qui traverse le paysage, tout à la fois une sensation d’immobilité et de mouvement, l’illusion du tranquille, la croyance en l’immuabilité des choses, des lieux, puis la route et, sur cette route, fendant l’air immense et le ciel trop grand, se détacherait la Fiat, modèle d’un autre temps remis au goût du jour par la grâce toute-puissante du vintage.
Si c’était un film, ce serait truffé de longs plans fixes, parfois un lent travelling ou un plan rapproché sur un détail (son sac, une mèche de cheveux, sa main sur le changement de vitesse, la
valise éventrée sur le lit, les frondaisons des arbres à travers les baies vitrées). Pas de voix-off, surtout pas. Beaucoup de silence, les bruits de la maison, de la rivière, les rires des enfants, des touristes, le ronronnement saccadé d’une bétaillère passant sur le pont, les cloches de l’église, un volet qui claque, la rumeur du marché, de la brocante, des badauds commentant la procession.
Aliénor Debrocq signe ici un objet littéraire rare, sensoriel, qui lorgne du côté de Rohmer et de Michon mais avec un regard, des préoccupations et une approche qui n’appartiennent qu’à elle. Ici un paysage est un livre qui se traverse. Dès la première phrase, nous sommes dépaysés, sortis de nos habitudes de lecture. « Il y aurait la voiture de location ». Tout vient de là, de ce conditionnel qui dit si bien ce qu’est la littérature : une étude des possibles, une étude du passé et des silences plantés aux quatre coins du monde, afin de le comprendre mieux. Ainsi pourrait se résumer le programme de l’héroïne, débarquée dans la Creuse dans sa Fiat de location pour sonder la mémoire des sites industriels et, espère-t-elle, en percer l’un ou l’autre secret. Il est là, le tour de force de cet opus : mêler dans un même souffle poésie et enquête sociologique, souci d’exactitude et voyage au-delà des apparences, comme si, à écouter le paysage, commençait la vraie aventure, celle de tous les possibles et des apparitions les plus étranges, telle la vulve-champignon d’une dénommée Madame Michaud…
Antoine Wauters